Yves EDMOND : l’Architecture est à refaire.

« La véritable tradition dans les grandes choses n’est pas de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et qui en ferait de toutes autres en d’autres temps. »

Avertissement

Le CAUE  propose un nouvel espace d’expression, une fenêtre aux professionnels du cadre vie en Martinique. La rubrique « Fenêtre sur… » les invite à s’exprimer sur tous les sujets actuels ou passés qui concernent l’architecture, l’urbanisme, l’environnement, le patrimoine, bref le cadre de vie.

 

L’Architecture est à refaire, cela devient un lieu commun et l’on va jusqu’à dire : il faut dépasser le cadre des structures cloisonnées pour s’approprier l’espace, l’élaborer, le vivre, surtout le vivre. Mais n’est-ce pas là, la vocation première de l’Architecte et n’en a-t-il pas fait preuve jusqu’ici. Si ces valeurs sont remises en cause, c’est qu’il y a un problème et quel est-il ?

Ceux dont c’est la profession d’organiser, de construire, d’améliorer et de structurer l’espace, auraient-ils failli ? Telle est en effet la situation. Depuis près de 50 ans, le rôle de l’Architecte s’est évanoui dans notre société et par conséquent l’architecture en tant que telle, de plus en plus absente.

L’industrialisation de la construction, l’abstraction faite à l’espace, la spéculation des sols et surtout l’hyper urbanisation, ont fait du plus ancien et du plus noble des corps de métier, une simple idéologie. Noyée dans l’Urbanisme, l’Architecture se meurt. Ce qui a fait dire au mouvement artistique « COBRA », qu’après la mort de l’art, l’Urbanisme n’est plus qu’une idéologie de l’espace et du temps séparés. C’est le développement du travail dans la société urbaine qui a eu raison de la vocation profonde de l’Architecte ; étranglé qu’il est dans toutes ses prérogatives par l’initiative de l’ingénieur d’une part et du promoteur de l’autre.

Dans tout cela que devient l’habitat idéal ou la ville de demain devant la problématique à caractère de cataclysme qu’élaborent, pollutions, nuisances, surpopulation, ségrégation et au niveau des personnes, le stress. Ainsi, l’Urbanisme qui a en quelque sorte annexé, absorbé et digéré l’imagination architecturale, qui au lieu d’être produit de celle-ci, la produit, devient peu à peu l’antithèse, voire la critique de la ville.

Le problème est que face à la problématique affichée plus haut, l’Architecte qui travaille non seulement sur les structures techniques, mais surtout sur des formes, des fonctions, voire des symboles, est classé de façon radicale selon qu’il s’accommode ou non des exigences de la production industrielle du bâtiment.

Ainsi, au génie qui relevait d’une initiation qui identifiait le « franc métier » se substitue la « solution technique », qu’elle soit industrielle (grandes séries, conception d’ensemble, éléments répétitifs) ou qu’elle soit idéologique et élaborée au niveau des exigences du pouvoir en place. Ces exigences ont des « normes » de construction qui contrairement à leur raison d’être, « le bien publique », deviennent en fait un art de vivre ramené à une simple technique. D’où cette somme de refus enregistrés au niveau de la plupart des réalisations urbaines de notre temps.

Alors, apparaissent les médecins psychiatres des villes qui travaillent sur le « mal vivre ». Médecins qui ne font que soigner et soulager, mais jamais guérir, représentant ainsi une accumulation de connaissances fondées, hélas, sur une erreur : soigner une maladie, c’est la prolonger, voire la cultiver.

Ainsi médecins et urbanistes relèvent d’une même philosophie et d’un même terrain. Les plus graves maladies du corps et de l’esprit humain de nos jours, tels le cancer, l’infarctus, le diabète, les névroses maniaco-dépressives et schizoïdes, sont des maladies non pas tant de l’individu que de ce qui le produit, à savoir la Ville. Et une fois encore, hélas, les Hommes qui véritablement prennent les décisions qui donnent son aspect à la « technique de vie » du XX -ème siècle, le font dans une totale ignorance de leur nature et de leurs conséquences à plus ou moins brève échéance.

La réponse n’est donc ni dans la science, ni dans la philosophie et encore moins dans la religion, mais dans une synthèse de tout cela, qui est l’Histoire avec un grand H. Il ne s’agit pas ici de déboucher sur le « nouvel espace » fruit d’une idéologie en même temps que d’une technicité, aspect de notre temps, mais plutôt de retrouver les valeurs essentielles qui font de l’Architecte le créateur du cadre de vie. Le BAUEN, en allemand définit en même temps l’acte de bâtir et le fait d’habiter. Que l’histoire des hommes soit l’éternel retour ou la révolution permanente (y a-t-il fondamentale différence ?) importe peu, il s’agit en vérité à la lumière des expériences passées, de dégager du contexte nouveau actuel, les nouvelles motivations du noble art.

À titre personnel, ici, je condamnerais la tyrannie du triptyque, forme – structure – fonction, si elle est ligotée par les impératifs matériels. C’est pourquoi je ferai toujours appel à cet ancien avant-gardiste et franc-tireur qu’était GAUDI, celui qui a eu à lutter et se révolter contre les vents venus du nord des Pyrénées. Celui qui a su à nouveau sacraliser l’espace par le désir intense d’une architecture organique, mêlant sa sève à la nature environnante, baignant dans l’inachevé pour se confondre avec la vie qui ne se conçoit pas de limites. Viser un terme, là est l’erreur car la ville est un organisme vivant. La première manifestation de l’organisation sociale dans le développement de la vie sur terre : c’est l’Urbs, la cité et son architecture, que l’Urbs prenne la forme d’une ruche, d’une termitière ou d’une cité.

La Cité, on ne la décrit pas facilement parce qu’elle se transforme. À l’origine, c’est un noyau social infime, puis elle connaît les étapes complexes de la maturité, enfin elle vieillit, elle s’effrite. Ses origines restent obscures car trop souvent les traces de son passé se sont effacées et il nous est difficile de prévoir son avenir.

Une chose est certaine ; dès les origines, une distinction apparaît entre l’organisation sociale humaine et celle des autres espèces du règne animal. Et cette distinction est le fait que contrairement aux autres espèces, l’homme est dominé par des inquiétudes métaphysiques qui conditionnent toute sa vie. C’est pourquoi le noyau originel est toujours un sanctuaire. Aussi, nous pouvons dire que toute démarche qui consisterait à ne voir dans le développement d’une cité, qu’une suite logique de faits matériels, qu’un empilage d’acquisitions et de richesses temporelles (j’ai défini le progrès) serait une aberration et même une profanation.

Je me répète, la Cité est avant tout un organisme vivant, assumant comme chaque être vivant les différents âges d’une vie : la naissance, l’adolescence, la maturité, la sénescence et enfin la mort. Et cette vie est indissolublement liée à celle des hommes qui y naissent, mûrissent et meurent ou simplement qui la traversent. Cette vie se traduit par l’organisation architecturale de l’espace, matérialisation consciente ou inconsciente du beau et par là du Sacré.

Oui, j’ai le mot, une Ville vivante, a une âme, et c’est le sacré en son cœur qui lui donne cette âme. La cité meurt quand elle perd son âme, quand le profane prend le pas sur le sacré. Là est le véritable déséquilibre dont puisse souffrir une ville. C’est dans les sanctuaires du paléolithique, comme dans les anciens tumulus et monuments funéraires, que nous retrouvons les premières traces d’une vie communautaire, bien antérieure sans doute à la fondation des premiers villages. Mais ce n’était plus les retrouvailles de la saison des amours ni les retours des groupes affamés vers les points d’eau et les réserves de nourriture, ni les échanges en des lieux tabous, de l’ambre, du sel, du jade ou de quelques outils de pierres taillées, c’était dans le cercle rituel, la participation à une vie surabondante, non pas seulement dans le partage  d’un surcroît  de nourriture, mais dans la joie d’une communion sous les espèces symboliques de l’imagination et de l’art, dans l’espérance d’une vie meilleure, remplie de sens et d’abstrait, dans la représentation d’un âge d’or, la première vision de l’utopie : la politique d’Aristote.

Des hommes qui pratiquaient les mêmes rites ou partageaient les mêmes croyances se sont de tous temps retrouvés à des rendez-vous en des lieux saints. Des villes y furent fondées comme Thèbes, Machu-Picchu, Bénarès, Jérusalem, la Mecque, Rome, Pékin, Lourdes et les mêmes aspirations y rassemblent encore les mêmes foules.

La véritable cité, celle dont nous rêvons tous, est la ville totem, condensateur spirituel, arche d’alliance entre le cosmos et la terre. Prestige durable de la symbolique cosmique. Il convient donc de reconnaître que le passé qui s’exprime dans la « Tradition Primordiale » offre à l’être épris d’une véritable métaphysique et aspirant à un renouveau lumineux, exemple d’une cosmogonie reliant l’homme au monde manifesté où ciel et terre sont liés. C’est au point d’équilibre entre macrocosme et microcosme que la cité intervient comme relais idéal entre le monde d’en haut et celui d’en bas.

La réunion des divers éléments de la fondation d’une ville, répondant à des considérations religieuses était confiée au choix des « Pontifes », personnages sacrés, mi- rois, mi- prêtres, détenteurs des pouvoirs spéculatifs et opératifs. Le sens du mot Pontife à deux aspects, un qui relève du sacerdoce, et l’autre de la construction des ponts et symboliquement intermédiaire entre la terre et le ciel, le monde de l’immanence et celui de la transcendance. Sur le plan concret, la qualité de Pontifex correspond au pouvoir de construire, de bâtir la maison de l’homme, à la fois demeure et temple, cadre de la vie matérielle et spirituelle, ce qui fait de l’architecture, l’art royal par excellence. Ce qui explique que dans l’antiquité, les constructeurs de civilisations traditionnelles étaient groupés en confréries, en loges fermées, détentrices d’un savoir secret et sacré, transmis sous le sceau de l’initiation et sévèrement protégé du profane.

Sur le plan purement spirituel, les empereurs romains, comme plus tard les papes prirent le titre de « Pontifex Maximus » ou « Souverains Pontifes ». Ces titres faisaient d’eux des chefs sacerdotaux siégeant au sommet de la pyramide religieuse, et les constructeurs du temple idéal dont ils seraient eux même la pierre angulaire : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église ». Ainsi, la pose de la première pierre dans la fondation d’une ville s’accompagnait de rites et de cérémonies appelant la protection des divinités tutélaires, rites où devait être prononcé le nom sacré de la cité, mettant ainsi en œuvre la puissance du Verbe et intégrer l’Urbs dès sa naissance dans l’ordre universel.

Sans rentrer dans les détails, il est bon de signaler que l’on retrouve le plan carré dans les fondations de la plupart des cités relevant de toutes les traditions. Le carré équivalant au chiffre quatre est lié à la matérialisation des choses, à l’aspect manifesté de l’univers : les quatre horizons pour la situation et les quatre éléments pour l’édification. Il est différent du trois de la trinité divine et du cinq du pentagramme, mais surtout du cercle qui est l’achèvement de tout, la perfection, la Jérusalem céleste, tracé structurant les mandalas.

À l’intérieur de la ville ainsi fondée, en son centre sacré, qui n’est pas nécessairement le centre géométrique, dont la fixation relève de pratiques magiques, doit s’inscrire le haut lieu du culte, le Temple qui se voulait chef-d’œuvre. Outre le « Lieu » désigné par ses qualités « divines », il fallait qu’un homme « inspiré » en donne premièrement la dédicace, c’est-à-dire la formule en langue sacrée dont les lettres cabalistiquement donnaient les nombres ; lesquels nombres et rapport de ces nombres, définissaient l’enceinte du Lieu sacré, son orientation, sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur (la crypte) et le moindre détail architectural était assujetti à un module, clef de tout l’édifice. Mesures, orientation et module seuls, inscrivant le projet dans l’ordre du monde, étaient confiés au Maître d’œuvre qui choisissait les matériaux et déterminait sur le terrain le plan général, le reste découlant seulement de croquis ponctuels précisant les détails.

Selon Louis CHARPENTIER, dans Les mystères de la Cathédrale de Chartres, « le plan procède d’une démarche cérébrale qui « coupe » l’Architecte du terrain. Le Maître d’œuvre était serviteur de la qualité du lieu et y adaptait son ouvrage. On n’accédait pas à la maîtrise sans une initiation qui n’était pas seulement « de métier ». Il en va de même de la moindre construction car tout acte de création est acte sacré qui s’inscrit dans le projet divin de la manifestation.

La civilisation moderne détache l’homme de ses racines, le déconnecte de la nature et du rythme universel. La vocation de l’Architecte est de retrouver ce cadre traditionnel, cadre sacré, cadre de vie, manifestation de la vie elle-même. « Le sacré ne peut guère être défini que par opposition au profane. C’est la notion de quelque chose d’autre, de totalement différent, de transcendant. La manifestation, à travers les objets du monde naturel ou profane, d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde sensible, qui cependant le fonde et lui donne son sens. Cette notion se confond avec celle de l’Être, de la vie, de ce qui existe réellement, elle est apparente dans la structure du monde et de tous ses éléments. Dans la nature et dans les êtres animés qui révèlent les multiples éléments du sacré ».

Ainsi, dés son origine, l’Homme a-t-il éprouvé le besoin de sacraliser l’espace, cet espace inconnu qui l’entoure, lui semble infini et terrifiant et dans lequel il se sent perdu voire orphelin ? Il faut l’habiter, le consacrer, lui donner une structure qui l’apparente à celle du cosmos, recréer le monde à son échelle, dans sa maison afin de se sentir là « au centre du monde », en communication avec l’au-delà, et plus tard, dans l’espace sacré par excellence : le Temple. « L’architecture sacrée n’a donc fait que reprendre et développer le symbolisme cosmologique déjà présent dans la structure des habitations primitives ». ( Mircéa Eliade)

Cette notion de sacré dans l’architecture vécue par les hommes tout au long de leur histoire, mais qui s’est tellement amenuisée dans notre société, est bien apparente dans l’œuvre d’Auguste PERRET.

Ses pensées l’expriment clairement : « l’Architecture s’empare de l’espace, le limite, le clôt, l’enferme. Elle a ce privilège de créer des lieux magiques, tout entier œuvre de l’esprit ». C’est là un langage véritablement religieux, et le texte de sa « Contribution à une théorie de l’architecture » fait apparaître tous les caractères du sacré.

Cette liaison avec la nature par la soumission à ses exigences, la technique étant comparée à la prière la plus efficace, ce souci d’organiser l’espace, de lui donner vie, de le rendre réel et non plus abstrait, enfin cette assimilation de la structure de l’édifice au squelette de l’animal (qui contient et supporte les organes les plus divers exigés par la fonction et la destination) rejoint l’homologation Cosmos-Maison-Corps humain que percevait déjà l’Homme religieux des société primitives.

Il apparaît à la lumière de tout ce qui a été dit, que la conception cartésienne de la matière et de l’espace n’a pas sa place ici et l’Architecture – confrontée à une étude où tout est fait déjà, par tous pré ceci et pré cela » de la technique moderne où le maçon et le charpentier perdent une partie importante de leur qualité d’homme de l’art – veut chevauchant Pégase, se libérer, s’évader.

Le nombre qui structure la nature, inspire une cybernétique spatio-temporelle aux chefs de file que sont les SCHOEFFER, LUPASCO et MOLES. Et la nature habillant le nombre par le dépassement du concept de la matière, suscite le néo-formalisme de Ricardo BOFFIL après le naturalisme grandiose de GAUDI. Ce sont les visionnaires de l’architecture qui vont apporter la solution au problème, objet de ce texte.

Tout ceci tend à définir une nouvelle histoire de l’Architecture. Histoire d’une approche de la nature, du fait initiatique et de ce qui le prolonge notamment dans l’observation de la conception du nouvel espace et à l’instar de C.G. JUNG, établissant le lien entre le rêve et l’archétype. Il nous faut retrouver ce qui assujettit le fait d’habiter (avec ses refoulements et ses détournements dans les gestes et les comportements inconscients) à l’art ancien, séculaire de bâtir.

Il faut échapper aux axes et aux étiquettes, ne plus avoir à choisir une école de l’objet architectural, mais plutôt animer l’intimité de l’art de vivre (non pas de mode de vie) délaissant ainsi l’Architecture comme chose, relier de façon plus précise dans un contexte de rechange culturel de la nouvelle cité, les deux fonctions, celle de bâtir et celle d’habiter.

Yves Edmond, Architecte

Fort-de-France le 4 février 1975

 

 

 

 

 

 

 

 

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